La crise des réfugiés, déjà évidente sur les côtes méditerranéennes, a désormais pris ses quartiers au cœur de l’Europe: cet été, 71 hommes, femmes et enfants ont été retrouvés morts à l’intérieur d’un camion abandonné en Autriche, drame auquel a succédé le spectacle de milliers de migrants désespérés, parqués dans une gare de Budapest.
Qui aurait osé imaginer que des réfugiés syriens, irakiens et afghans, après un parcours éprouvant de plusieurs milliers de kilomètres à travers la Turquie, la Grèce, la Macédoine et la Serbie, avec l’espoir de se mettre en sécurité, à la recherche d’une vie meilleure, auraient été pris au piège par le gouvernement hongrois, appartenant pourtant à l’Union européenne?
Ces images ravivent certains souvenirs, mais l’issue est différente
Le drame et le chaos actuels en Hongrie laissent une forte impression de déjà-vu. En 1989, des milliers d’Allemands de l’est ont convergé vers Budapest, car la Hongrie avait renoncé aux mines et aux barbelés qui fermaient jusqu’alors sa frontière avec l’Autriche. Ils exigeaient qu’on les laisse passer vers la démocratique Allemagne de l’ouest et, dans une décision qui a marqué l’histoire, le gouvernement hongrois d’alors accéda à leur demande.
Cette attitude est à rapprocher du grillage renforcé de 175 km de long construit avec le fameux « barbelé OTAN », clôture érigée en toute hâte cet été le long de la frontière entre la Hongrie et la Serbie. L’allégresse des Allemands de l’est a laissé la place aux « Allemagne, Allemagne! » criés avec l’énergie du désespoir par ces migrants empêchés de monter dans des trains alors qu’ils avaient déjà acheté leurs billets. Contraints à rester sur place, mais aussi dangereusement livrés à eux-mêmes, ils n’ont pu s’en remettre qu’à l’aide de courageux bénévoles, eux-mêmes motivés par la compassion, l’inquiétude et la gêne.
Les autorités hongroises ont rejeté la responsabilité de la situation actuelle sur une politique migratoire européenne qui serait erronée -ouvrant ainsi un nouveau front dans leur rhétorique anti-UE-, visant en particulier l’Allemagne. Mais une bonne partie du chaos dont nous sommes les témoins est en fait intentionnellement provoqué par le premier ministre hongrois lui-même, Viktor Orban.
Un toxique mélange à l’oeuvre
Depuis maintenant plusieurs mois, Orbán alimente une campagne de haine visant à la fois les réfugiés, « musulmans pour la plupart », et l' »Europe » qui « les parraine ». En résumé, son discours tient en ces quelques formules: les réfugiés sont des pseudo-victimes profiteuses, en plus d’être de véritables hors-la-loi, des terroristes potentiels, ou encore des instruments aux mains du capitalisme transnational et des gauchistes du monde entier. Ceux-ci les ont envoyés en Hongrie pour détruire ce pays exceptionnel, à coup de libéralisme et de multiculturalisme. Ils nous détestent parce que nous, les Hongrois, bâtissons un Etat autoritaire et n’avons jamais adopté ce multiculturalisme qui, par ailleurs, a déjà perdu l’occident. Et si nous montrons au monde comment faire pour se libérer des migrants et rester homogènes et bien à l’écart culturellement parlant, nous faisons aussi tout ça pour « défendre l’Europe chrétienne ».
Orban étoffe une xénophobie indignée qui avait vu le jour en Hongrie après les pertes territoriales consécutives à l’effondrement de l’empire des Habsbourg en 1918, et il en fait une arme pour mener sa guerre. Il persiste à provoquer des affrontements sur le plan intérieur comme à l’international, prenant la posture du défenseur de l’intérêt national. Il a en effet terriblement besoin d’ennemis extérieurs et de collabos intérieurs, car son électorat s’est érodé suite aux scandales de corruption et du fait de la concurrence croissante que lui impose le parti ultra-nationaliste Jobbik.
Attiser les peurs: un secteur en plein boom
Cette année, Orbán a ouvert les hostilités avant même que les Hongrois ne se rendent compte qu’il « existait » des réfugiés. Il a adressé à chaque citoyen hongrois une trompeuse « consultation nationale ». Sans grande subtilité, ce questionnaire listait des questions orientées comme: « êtes-vous d’accord avec le fait que les mauvaises politiques migratoires contribuent à la propagation du terrorisme ? » et « approuvez-vous que le gouvernement, plutôt que d’allouer des financements à l’immigration, soutienne les familles hongroises et leurs enfants à naître ? »
Le message anti-migrant a été amplifié par une campagne d’affichage nationale qui mettait en garde les réfugiés -en hongrois!- « Si vous vous venez en Hongrie, ne prenez pas les emplois des Hongrois ». Elle fut suivie par la construction hautement politisée de la clôture le long de la frontière serbe, initiative relevant plus de la communication publique que d’une véritable mesure de protection, puisque le grillage est aisément franchissable.
Est ensuite venue la constitution d’une unité policière de patrouille frontalière, dont le nom « határvadászok » ou « chasseurs frontaliers » trouve son origine dans une unité militaire de la seconde guerre mondiale, déployée au même endroit afin de pourchasser les maquisards serbes. Cette dénomination est un appel du pied aux partisans de Jobbik, qui promettent depuis longtemps de réinstaurer les Gardes frontières (supprimés à la chute du régime communiste il y a 25 ans).
Les barrières ont besoin de fondations et leurs gardes d’un objectif. Le gouvernement a conclu cette campagne en excluant du statut de demandeur d’asile toute personne entrant en Hongrie en provenance de pays que le parlement considérerait comme sûrs. Peu importe que ces personnes soient des Syriens, des Irakiens ou des Afghans entrés dans le pays par la Serbie. Ce voisin n’est pas en guerre, et il ne persécute pas non plus les personnes venant de Syrie, d’Irak ou d’Afghanistan -comme l’affirme la dernière loi ubuesque en date. Et si Orban a bien fait comprendre que ce sont essentiellement les demandeurs d’asile musulmans qui n’étaient pas les bienvenus, cette interdiction frappe tout le monde sans distinction.
Tous ces émouvants messages de rejet visent pourtant des gens qui n’ont aucune intention de rester en Hongrie. Mais en retenant des milliers de demandeurs d’asile en colère dans sa capitale, Orban a pu en faire les boucs émissaires nécessaires à l’instruction de ses électeurs.
Le retour du crime de liberté
Si seulement il l’avait voulu, le gouvernement hongrois aurait tout à fait pu prendre la mesure à la fois des besoins des migrants (besoins exposés dans les conventions de Genève) et des réglementations européennes en matière d’asile (définies par les règlements de Dublin). Mais l’objectif d’Orban est tout autre. A partir de la mi-septembre, franchir sans autorisation la frontière de la Hongrie sera à nouveau un crime, passible de trois ans de prison pour les migrants, et d’une peine encore plus lourde pour leurs « complices » (ce qui pourrait concerner les associations caritatives qui leur viennent en aide). Supprimer un droit de l’homme est finalement très simple pour la Hongrie: si les conventions de Genève interdisent d’entraver la liberté de circulation d’un réfugié, il reste tout à fait légal d’incarcérer un criminel. L’astuce consiste alors à s’assurer que le demandeur d’asile entre bien dans la catégorie des délinquants.
D’autres mesures, plus drastiques, sont en préparation. Ce mois-ci, Fidesz, le parti de Viktor Orban, et Jobbik s’apprêtent à voter le déploiement de l’armée dans le cadre de la « crise des réfugiés ». Militaires et policiers se verront accorder le droit de fouiller les habitations sans mandat préalable, au nom de la lutte contre le trafic des êtres humains.
Des « quarantaines » seront instaurées le long de la frontière avec la Serbie. Le passage en Hongrie ne sera accordé qu’à ceux qui auront effectivement obtenu le statut de demandeur d’asile ; les autres seront renvoyés en Serbie. (Il est probable que la plupart des réfugiés seront expulsés, car ils arrivent justement de Serbie ; l’absurdité dans toute sa splendeur. Au final, Orban aura gagné et atteindra son objectif de réorienter le flux des migrants vers la Croatie.)
Comme l’a souligné Bill Clinton, il ne s’agit pas pour Viktor Orbán d’une question de valeurs. Il n’est préoccupé que par sa cote de popularité à domicile et par son accès garanti aux ressources hongroises et européennes. S’il devait avoir un seul principe, ce serait de rétrograder l’UE au rang de conglomérat qui ne soit plus celui de l' »Europe des nations », mais plutôt une « Europe des nationalismes ».
Son opposition aux quotas européens de réfugiés et son discours visant à n’accepter que les chrétiens a trouvé un écho au sein du Groupe de Visegrad (République tchèque, Hongrie, Pologne et Slovaquie). Ce qui pourrait au final faire éclater l’Europe en une opposition est-ouest. Autrement dit, Viktor Orban a endossé la responsabilité, à l’échelle du continent, de détourner encore plus l’Europe de son idéal passé, celui d’une action démocratique unie.
La crise humanitaire actuelle est très justement présentée comme un défi existentiel pour l’Union européenne. Ce défi se matérialise entre autres dans l’empressement de Viktor Orban à amplifier la crise, pour son propre bénéfice politique. C’est un objectif vital pour l’UE que d’aider les Hongrois à contrecarrer le sabotage auquel s’adonne leur premier ministre contre la vocation humanitaire du continent.
Huffingtonpost.fr
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